En 1998, je n’y croyais pas : je composais quelques morceaux de musiquette dans mon coin, que, le soir et l’excitation venus, je faisais écouter à mes comparses. Tout le monde me trouvait génial mais me conseillait de trouver un vrai emploi. C’est alors que j’ai envoyé un CV et une lettre de motivation à EDF-GDF. Ils m’ont embauché et je me suis acheté un ordinateur performant, avec des programmes, des logiciels, une souris roulante… grâce aux salaires mensuels qu’ils continuent de me verser avec une précision métronomique. Je stockais toutes mes compositions sur un disque dur que, quelques mois après, je m’empressais de griller afin de tout perdre, et repartir à zéro ; démarrer à zéro ; continuer à être zéro, mais en étant respecté par mes amis (qui appréciaient de plus en plus mes morceaux et les bouteilles de mon frigo). Je n’étais pas déprimé, non, mais je consommais de plus en plus de cacahouètes grillées. Je pesais près d’une tonne et tous mes « amis » me laissaient tomber, les uns après les autres, hypocritement, pour se réfugier chez Hans, un poète allemand coprophage très riche. Après un régime sans sel et quelques virées dans des gymnases obscures, je retrouvais mon poids initial. J’étais décidé à conquérir le Palindrome, ce foutu Palindrome qui m’avait pris ma jeunesse, fichu Palindrome va !
C’est alors que j’ai rencontré Gérald, le patron n°1 (ou 2, je n’ai jamais vraiment su) de qod lab-L, au supermarché Champion où j’achetais, chaque jeudi, des croquettes pour ma chienne morte en 1992 ; croquettes que j’entassais dans ma chambre et sur lesquelles je m’endormais en lisant des romans subversifs du 17ème siècle. Le choc fut réciproque : son chariot était très bien décoré, il avait mis des petites ampoules un peu partout, et puis aussi une boule à facettes sur les roues, vraiment magnifique, moi j’entassais des sacs entiers de charbon et je m’en barbouillais le visage. Il m’a tendu la main, je lui ai tendu la joue.
Il me présenta aussitôt Joachim, le patron n°2 (ou 1, il ne m’en a jamais vraiment parlé), un malgache très rasé sur le crâne mais aussi très chevelu, très distant et très chaleureux, très drôle et absolument sinistre… Il m’a tendu un piège, je lui ai tendu la joue. Comme j’étais naïf ! Ils me commandèrent un album : « Vas-y mec ! t’es un fou, un vrai guedin, tu vas tout péter, nique le Palindrome, techno/electro/house/electronica/ambient/hip-hop/bordel ! Ouh ! chaud chaud chaud ! yeah ! ok, c’est bénévole tu vois ! ok ? le pognon sera directement réinjecté dans ton 2ème album ! le plan marketing est au poil mec ! un provincial, qui porte des chemises à carreaux, lettré, pince-sans-rire, un peu cynique, porté sur la pitanche… tu vois le topo ? et surtout n’hésite pas à en rajouter, ok ? dans les interviews et tout. Tu connais Michael Youn ? Un peu dans ce genre, mais moins exhibitionniste. Ok ? Allez tiens, va nous faire des photocopies ! ».
Un peu sous le choc, je m’installai devant mon ordinateur le soir-même. 2 mois après, mon album « La Palindrome touch » sortait partout en France. Mes patrons m’ont dit qu’on en avait vendu plus de 500 000 exemplaires. Bon, pour le pognon, j’ai fait une croix dessus. Il faut voir au-delà de l’aspect financier (ils ne cessaient de me répéter cette sentence par téléphone, en pleine nuit, avec des voix bizarres qui me foutaient les jetons), c’est vrai quoi ! Je reçois des milliers de centaines d’unités (trois) de mails par jour. Le public m’adore et vient m’ignorer partout où je suis invité à jouer mes disques préférés. L’autre soir, au pub le St Patrick, c’était de la folie ! Il y avait une vingtaine de personnes qui dansait partout, comme ça, là, hop avec les bras en l’air, comme ça, hop, tac avec les jambes au-dessus de la tête, comme ça. Bon, ils étaient complètement cramés mais quand même, c’est quelque chose… Dès fois, dans la rue, on m’arrête… et on me demande 2 ou 3 €… il y a tellement de pauvreté dans le monde : ça me révolte.
Alors, l’autre soir, j’étais chez Gérald : je le regardai manger une pizza aux oursins, et je lui ai dit brutalement : « Mon prochain album sera engagé, MILITANT ! Vous m’avez manipulé mais maintenant j’en ai assez ! Ah ah ! je vais dénoncer, tout, le système, et je vais aller loin, Chirac, Raffarin, Sarko… les médias, les labels indépendants et toutes les magouilles, les soirées mal payées… je suis un intérimaire du bonheur moi ! ». J’étais tellement content de ma dernière phrase que je suis tombé dans les vapes, faut dire que cela faisait quasiment 20 jours que je ne me nourrissais plus que de biscottes finlandaises. Gérald m’a accompagné aux Urgences. J’ai signé un document, sans comprendre vraiment ce que c’était.
La semaine dernière, je reçois un mail : « Tu t’es engagé à me fournir une programmation avec des morceaux issus du catalogue de notre si somptueux label, Notre label que Nous vénérons et à qui Nous devons Tout. Tu ne peux plus reculer. Fumier. Je compte sur toi. Tes amis ».
Voilà ce qui s’est passé. A vous dégoûter du show-biz. Tous corrompus. Alors le v’là mon mix ! Tiens ! Vous êtes contents ! Et en plus je vous ai mis des inédits ! Des trucs que je réservai pour mon 29ème album ! Putain ! Vous m’avez tout pris les mecs !
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