samedi, septembre 3

LA CRITIQUE EST UNANIME

« What am i doing here the rest of the night ? »

Le train qui m’emmène de Paris à Rennes est loin d’être bondé. Un agent de la SNCF circule mollement, presque distraitement, dans les wagons, s’arrêtant ici ou là pour demander des billets poinçonnés (ou pas) et justifier ainsi son salaire (pour lequel il a défilé à Paris, prenant le train à 4 heures du matin, et rentrant le soir, exténué, la voix cassée, avec pour unique fierté l’impression de s’être battu pour une juste cause – assez de ce corporatisme malsain et égoïste !).

Je profite, malgré tout (sonneries de portables, conversations insipides des voisins derrière moi, odeurs de pieds, walkman à fond…), de ce temps de répit pour lire rapidement à nouveau l’œuvre complète de Feydeau, toujours aussi moderne, et que je redécouvre avec un bonheur intact, comme au premier jour. Descendu à Rennes, je m’arrête à une sandwicherie. La mayonnaise coule sur mes doigts, je jette les feuilles de salade à la poubelle. Un chauffeur de taxi me dépose devant l’entrée du Jardin Moderne où se déroule depuis quelques jours un festival consacré à l’art contemporain sous tous ses aspects. A peine entré, la musique m’abrutit déjà. Je bois un thé glacé au comptoir. Les serveurs sont aussi glacés que le thé. Je note cette phrase sur mon carnet vert (celui des aphorismes). Les concerts sont aussi interminables qu’une partie de Monopoly à quatre heures du matin. Je deviens vieux, je m’aigris. Je ne mange pas assez équilibré : je maigris (je note cette phrase, discrètement, sur mon carnet rose, celui des calembours). Je m’ennuie ferme mais je tiens à rester jusqu’à la fin. Il y aura peut-être un coup de balai à passer. Hop, du balai ! Les guitaristes chevelus quittent la scène. Quelques longues minutes s’écoulent, dans la plus grande indifférence et dans le plus grand désordre. Je ne suis pas sûr qu’il y ait un organisateur à ce festival, ou alors il s’est trompé de date. Il regarde la télévision tranquillement chez lui, au chaud, au calme. Un reportage allemand sur Arte : l’histoire de la peinture fauviste sous le second Reich.

Si je me débrouille bien je pourrai me faire rembourser et le billet de train, et le thé glacé, et le sandwich… auprès de la secrétaire du journal (elle n’hésite jamais à alourdir la note – ses seins sont lourds, eux aussi – je note ce bon mot sur mon carnet rose, accoudé au comptoir où je consomme mon 8ème thé glacé de la soirée). On nous demande de ne pas rester à cet endroit de la salle. Pourquoi ? Savent-ils qui je suis, quelle influence j’exerce dans le milieu germano-pratin ? Ils installent un bureau à l’endroit même où je comptais m’asseoir pour regarder leur pièce : « What are you doing the rest of your life ». C’est la confusion autour de moi. Des débutants sans doute. Une troupe amateur ? C’est toujours charmant, l’amateurisme. Ce côté brouillon, improvisé, instinctif… qui manque tant aux metteurs en scène du théâtre parisien. Les provinciaux n’ont pas ce souci du détail : ils vont à l’essentiel. Paris me manque déjà. Enfin, les lumières s’éteignent et deux intermittentes du spectacle grimacent, en font des tonnes, geignent, se prennent les pieds dans le plat, tournent autour du bureau, fument des cigarettes, mettent la tête dans les tiroirs… devant des spectateurs effarés et médusés (certains complètement ivres).

Le « concept » ? Un écran a été disposé derrière le bureau, de sorte qu’il est possible de regarder ou la vidéo ou les comédiennes (sans doute en grève pour la énième fois) qui jouent également en « live ». Je m’ennuie ferme. Le cliché parfait de ces théâtreux vaguement expérimentaux qui, parce que personne ne peut (ou ne cherche à) comprendre ce qu’ils font sur scène, forment une caste élitiste et prétentieuse. Je ne rentre pas dans leur « délire », je ne « trippe » pas, c’est trop « space » pour moi. Déplaire pour le plaisir de déplaire : ce n’est pas ma définition du spectacle vivant. La bande-son est tout bonnement insupportable [j’ai d’ailleurs remarqué, dans le générique de fin défilant sur l’écran blanc, que les types ayant « composé » la bande sonore de cette pièce se cachent derrière des pseudonymes… Quel courage !].

Les comédiennes ? Des de Funès en jupes ! « Sans le travail, le talent n’est qu’une sale manie » (Cocteau – ah, mon Jeannot). Le bureau ? C’est lui le plus expressif de la troupe ! Que de longueurs ! Que de langueurs ! Une dénonciation molle de la bureaucratie (la bourreaucratie aurait écrit Beckett – ah, mon cher Samuel). Il est si simple de s’attaquer au secteur tertiaire quand on devine que, frustrées, elles ne pratiquent le noble art du théâtre que parce qu’elles sont incapables de trouver un vrai travail (dactylographe par exemple).

Bref, 20 longues minutes. Seule consolation : m’étant placé à une distance assez raisonnable et dans un angle assez aiguë, je pouvais regarder tranquillement leurs culottes. Ah, le fantasme de la secrétaire ! Voilà un thème qu’elles auraient dû aborder au lieu de se complaire dans une fascination morbide pour l’étrange, le n’importe quoi, le non-sens… si encore elles avaient l’imagination délirante et débridée d’un Ionesco (ah, mon tendre Eugène)… mais pensez-vous !
La pièce s’arrête, je me dirige en tâtonnant vers les sanitaires (8 thés glacés !).
5/20.

Pierre-André Boulain : Théâtre magazine (mars 2004).


“What are you doing...”. Une petite imposture dans l’air du temps

Une femme s’endort. On l’a vue piquer du nez, tout à l’heure, puis essayer de se ressaisir. Peine perdue : elle assiste au spectacle “What are you doing the rest of your life ?” Un assommoir. Il est 23h, ce vendredi, au foyer culturel, et les claquements de talons des comédiennes lavalloises qui s’agitent sur la scène n’y font rien : une femme dort vraiment à côté de nous. Comprenez qu’il ne s’agit pas que d’une accroche journalistique. Pour elle, ça passera plus vite. Pour les autres, c’est une douleur à surmonter. Assermentée, aussi : par l’air du temps. Il y a là du théâtre, de la danse, de la vidéo, de la musique concrète, bref, autant d’éléments dont le télescopage devrait permettre une œuvre expérimentale puissante ! singulière ! culminante ! Alors quoi ? Alors même avec tout ça, il n’y a Rien.C’est l’histoire de deux secrétaires, enfin pas vraiment. Il n’y a pas d’histoire. Les histoires, c’est tellement populiste. Au diable les contingences narratives ! On évolue ici dans les hautes sphères du Formel...N’était la componction d’une partie de l’auditoire - des fidèles ? - on se serait volontiers esclaffé devant l’insolente platitude du propos et de son traitement : une critique de la vie de bureau (C’est ça, j’ai bon ?). En vérité, cette pièce est tellement ennuyeuse qu’elle finit, à défaut de le déstabiliser, par culpabiliser le spectateur, lequel s’échine à lui trouver de l’altitude quand sa sonde, invariablement, lui donne à poser ce verdict : qu’il n’y a là pas grande matière à penser ; qu’il s’agit d’une petite imposture intellectuelle comme il s’en crée tant dans les culs-de-basse-fosse de la culture pseudo-contestataire. Pseudo ? Le décalage fait rire, en effet, entre la volonté manifeste des deux actrices de camper une alternative à la culture dominante, et la frénésie avec laquelle elles adhèrent pourtant aux théâtreux clichés contemporains de l’Ennui, de l’Epure (notez les majuscules !), du corps asservi et des silences éloquents. Des clichés gros comme des pastèques génétiquement modifiées !

Le clou du spectacle, c’est la tête des gens à la sortie. Leur délicate façon de s’enquérir des avis alentour avant d’oser émettre un jugement. Ils tâtonnent, ils s’observent. Tendent un peu l’oreille pour écouter le voisin, des fois que lui aurait compris quelque chose. Des fois qu’on les traiterait de poujadiste ! Les rares convertis s’entartent à la crème : «ça ne laisse pas indifférent» ; «au moins ça provoque le débat». Et pour les plus gourmands : «je n’ai pas trop saisi la démarche mais ça m’a touché».

What are you doing the rest of your life ?, par des membres du collectif Germ vs qod.

Nicolas Boisnard (Courrier de la Mayenne - édition du 01/09/05)